I. Les faits
Un couple disposant de la majorité des titres d’une société a souscrit un engagement de conservation (engagement collectif de conservation), dans le cadre du dispositif Dutreil, portant sur environ 11 000 actions en janvier 2006.
En décembre 2011, Les époux ont consenti une donation-partage à chacun de leurs deux fils de la nue-propriété de 5 000 actions de la société et se sont réservé l’usufruit des titres donnés. Lors de la donation-partage un abattement de 75% a été appliqué sur la base de calcul des DMTG en vertu des dispositions de l’article 787B du CGI.
L’administration fiscale a remis en cause le bénéfice de cet avantage fiscal. Le fisc a constaté le non-respect d’une des conditions requises en cas de donation avec réserve d’usufruit, au regard de la limitation statutaires des pouvoirs de l’usufruitier. Le redressement s’élevait à 270 004 € en principal et 74 522 € à titre de pénalités et d’intérêts de retard.
Les époux ont assigné le notaire afin d’obtenir l’indemnisation de leur préjudice résultant du redressement fiscal subi.
En octobre 2022, le TJ de Limoges avait considéré que le notaire avait commis une faute civile extracontractuelle au préjudice des époux [K], et qu’il était responsable du préjudice qui en était directement résulté.
Le Notaire a interjeté appel du jugement, considérant que le dispositif Dutreil n’était pas applicable malgré l’absence de modification statutaire, car la société ne satisfaisait pas la condition d’activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale pendant toute la durée de l’engagement collectif et de l’engagement individuel.
II. La décision
La Cour rejette l’argument soulevé par le notaire au regard de l’activité « opérationnelle » pendant toute la durée de l’engagement collectif et de l’engagement individuel. En effet, les juges ont estimé que les dispositions de l’article 787 B du CGI, dans sa version en vigueur au jour des faits, n’imposaient pas d’activité commerciale, artisanale, agricole ou libérale pendant toute la durée des deux engagements. L’article 787 B disposait au jour de l’engagement et de la donation : « sont exonérées de droits de mutation à titre gratuit à concurrence de 75% de leur valeur, les parts ou les actions d’une société ayant une activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale transmises par décès ou entre vifs ».
La Cour souligne que le texte précité ne mentionnait pas à quelle date devait être appréciée la condition relative à la nature de l’activité exercée par la société concernée, ni pendant quelle durée la société concernée doit conserver une activité qui soit éligible au bénéfice de l’exonération partielle.
De plus, la Cour souligne que le notaire n’apporte aucune preuve que les époux avaient reçus la moindre information quant à l’obligation pour la Société de conserver une activité éligible au bénéfice de l’exonération partielle au-delà de la date de la donation-partage.
La Cour retient de surcroit que les époux n’avaient nullement été informés par leur notaire de l’existence d’une condition ayant trait à la limitation statutaire des droits de vote de l’usufruitier en cas de donation avec réserve d’usufruit, pour pouvoir bénéficier de l’abattement prévu à l’article 787 B CGI.
Ceci expliquant qu’aucune modification n’a pu être apportée aux statuts de la Société à l’effet de restreindre le droit de vote conféré aux époux en leur qualité d’usufruitiers des parts sociales par eux données en nue-propriété à leurs deux fils.
Selon la Cour d’appel, il s’ensuit que la responsabilité du notaire se trouve engagée en sa qualité de rédacteur des deux actes établis le en janvier 2006 et en décembre 2011.
En effet, le notaire était tenu
- De s’assurer de l’efficacité des actes qu’il a dressés pour le compte des époux qui dans le cadre de chacun desdits actes ont clairement exprimé la volonté de pouvoir bénéficier du régime de faveur de l’article 787 B du CGI ;
- De vérifier le contenu des statuts de la Société, et de conseiller aux époux de procéder aux modifications statutaires nécessaires afin de mettre les statuts en conformité avec la condition prescrite par l’article 787 B du CGI quant à la portée du droit de vote de l’usufruitier.
La Cour retient que le notaire s’est incontestablement abstenu de le faire. Elle conclut alors qu’il convient de retenir l’entière responsabilité du notaire en raison des manquements professionnels qu’il a commis dans son rôle de notaire, rédacteur des deux actes dressés en janvier 2006 et en décembre 2011, pour le compte des époux.
Outre la prise en charge du redressement des époux au titre du principal et des intérêts de retard, le notaire est également condamné à verser 137 810 € au titre de la réparation du préjudice.
III. Concrètement
L’article 787 B est très clair en cas de donation en nue-propriété : « Les dispositions du présent article s’appliquent en cas de donation avec réserve d’usufruit à la condition que les droits de vote de l’usufruitier soient statutairement limités aux décisions concernant l’affectation des bénéfices. »
Dès lors les statuts doivent être adaptés au plus tard au jour de la donation. Le professionnel chargé de mettre en place un dispositif Dutreil est donc tenu de veiller à cette règle, qu’il s’agisse de celui en charge de la rédaction de l’engagement de conversation ou de l’acte de donation.
Notons enfin que les jugent ont rappelé que les époux ne pouvaient se voir opposer les nouvelles dispositions de l’article 787 B du CGI résultant de l’insertion d’un article c bis à la suite de la loi de finances rectificative pour 2022 : « La condition d’exercice par la société d’une activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale, prévue au premier alinéa du présent article, doit être satisfaite à compter de la conclusion de l’engagement de conservation prévu au premier alinéa du a et jusqu’au terme de l’engagement de conservation prévu au c. »
A rapprocher d’autres décisions récentes :
La Cour d’appel de Reims avait tranché dans le même sens pour une affaire similaire (CA Reims, 28 février 2023, n°22/01009)
La Cour d’appel de Rouen a jugé que le notaire est tenu d’informer les héritiers de la possibilité d’appliquer le dispositif Dutreil si les conditions sont remplies. (CA Rouen n°22/00275 22/11/2023)
IV. Source
CA Limoges 22/00888 07/03/2024
Par Excen Notaires & Conseils